Par Adama Bah, Ilyas Boukria et Fatima Ezzahrae Hamidi (FZ)

De terroriste à islamiste, en passant par jihadiste… On connaît par coeur les étiquettes qui te sont apposées. Contrairement à ce qu’on dit parfois, ce n’est pas excuser que de chercher à comprendre. Ça peut même conduire à condamner avec davantage de sens, en ayant toutes les cartes en main. Alors, aujourd’hui, je ne vais pas te pointer du doigt. C’est sûr : tu ne nous diras jamais réellement ce qu’il s’est passé dans ta tête pendant toutes ces années. Mais laisse-moi quand même te demander…

Comment décrirais-tu ton état d’esprit dans les derniers instants, avant que tout bascule ? Dans les ultimes secondes, tu as parfois fait preuve d’une conviction sans faille, ou alors de renoncement. Pour le premier cas, drogué au Captagon ou aux histoires que l’on t’a racontées. Pour le second, je crois qu’aucun lavage de cerveau n’a pu complètement vider ton réservoir d’humanité.

Tu ne l’as pas dit mais… Entre toi et moi, peux-tu sincèrement affirmer que tu n’as pas commis d’erreur à un moment de ta vie ? La vraie question c’est de savoir si pour toi, l’erreur, c’est toute cette participation à des actes horribles, ou plutôt toutes ces fois où tu as renoncé ? Je ne parviens pas à imaginer qu’après toutes ces années enfermé, tu n’aies pas vu la raison.

Combien de fois tu as dû te retracer ton parcours depuis l’enfance, refaire le déroulé de ton histoire ? Année après année. Quelles sont les erreurs que tu aurais pu éviter ? Ce matin où t’as décidé de ne pas aller en cours. Ce gars bizarre dont tu sentais qu’il ne fallait pas t’approcher. Ces discussions que tu as arrêté d’avoir avec celleux qui t’ont vu grandir. Ce moment en Syrie où t’as accepté de mener ces « opérations ».

D’ailleurs, si tu pouvais revenir 15 ans en arrière, qu'est-ce que tu changerais ? Je suis sûr que tu aimerais me parler de tes fréquentations. De réellement t’intéresser à ta religion. Ou peut-être que je me trompe… Que tu n’y changerais rien. Que, selon toi, c’est le destin et qu’il en a été décidé ainsi… Excuse-moi mais j’ai du mal à l’entendre. Je suis persuadé·e qu’en grandissant, on aurait pu te faire voir les choses autrement, avant que ce ne soit trop tard.

Qu’est-ce qui aurait pu t’arrêter ? L’école ? Là où on t’a mis dans des cases, où on n’a pas cherché à t’écouter, là où tu n’as pas voulu être accompagné ? Les agents de ton quartier ? Ceux qui malgré eux ont l’énorme responsabilité de veiller à ce que tu ne dérapes pas. Les « grands frères » ? Qu’ils aient un lien parental avec toi ou non, ceux qui sont censés donner l’exemple, te montrer la voie.

On sait que si tu es là, c’est qu’il y a un moment où tu as renoncé à passer à l’acte. Ou que le destin en a décidé autrement. Mais franchement, au vu de la situation actuelle, face à la justice, à votre présomption d’innocence bafouée, à ta vie en sursis, à ta peine déjà actée à Paris, au regard haineux de la société, face aux témoignages des victimes, face aux visages de leurs proches, mais aussi face aux incohérences et aux traitements parfois déshumanisants que tu as vécus, tu ne regrettes rien, vraiment ? **** On est au courant de ces affaires de transferts dans des conditions inhumaines, de fouilles à nu… Et pour dire vrai, nombreux d’entre nous se demandent même comment vous pouvez avoir l’audace de vous en plaindre après tout ce que vous avez pu causer. J’avoue, ça a longtemps été mon cas à moi aussi, même si j’ai vite compris l’enjeu politique qu’il y a à ne pas traiter les accusés comme des coupables, avant même le début du procès.

Mais tu trouves pas ça paradoxal, toi, que quelqu’un qui a si longtemps cru en des principes anti-démocratiques, qui a eu foi en une version de la société où toute justice se doit d’être punitive, se permette aujourd’hui de réclamer qu’on le traite comme tout autre être humain ? Je veux dire, j’ai l’impression qu’à un moment donné de ta vie, t’étais convaincu que certaines vies valaient moins que d’autres. Ce serait pas un peu culotté de compter aujourd’hui sur la démocratie et l’État de droit ? Moi, ça me paraît bizarre… Mais rassurant. J’ai l’intime conviction qu’il est permis à chacun·e de changer d’avis, surtout sur des questions si importantes.

Et puis, pendant ces moments de solitude, est-ce qu’il t’arrive de penser au mal que tu as fait ? La première chose que je me suis demandé, c’était : tu serais capable de pardonner, si jamais les rôles venaient à s’inverser ? Tu ne pardonnerais peut-être pas. Peut-être que tu chercherais justice et compensation pour celleux que tu as aimé·e·s et que tu as perdu·e·s dans des circonstances effroyables. Ce serait totalement indécent de te demander une telle chose, et c'est peut-être aussi pour ça que tu ne visais pas Bruxelles en premier lieu. Peut-être qu’éloigner les membres de ta famille était ta priorité. Tu étais saisi d'effroi rien qu'à la possibilité que l'un d'entre elleux se retrouve, ne serait-ce que par pur hasard, à proximité de toi et de cette bombe au moment de l’acte.

Et même sans avoir été directement touché·e·s, est-ce que tes proches ne sont finalement pas victimes de tes actes ?

Au début, j’imagine que tu n’y as même pas réellement réfléchi. Trop occupé à te faire laver le cerveau. Et quel dommage. Parce qu’en écoutant tes proches témoigner au procès, à force d’essayer de concevoir ce par quoi iels sont passé·e·s durant ces longues années, je me rends compte qu’il est difficile de les voir autrement que comme des victimes collatérales. Je me demande si tu partages cette vision des choses. D’ailleurs, en parlant de tes proches, moi je n’arrête pas de penser à elleux. Comment réagir face à la déferlante d'émotions de la part de nos proches ? Les larmes, la déception et la colère présentes sur leur visage au moment de ton départ sont difficiles à gérer. Iels t'en veulent certainement pour ton départ précipité, motivé par une cause à laquelle iels n'adhèrent pas.

On entend souvent dire “li fat mat” (ce qui est passé, est passé). Peut-être que c’est ton nouveau mantra … Du coup, tu crois en une réinsertion normale dans la société occidentale ? Tu me diras que répondre négativement, ça revient à rejeter ce minime espoir sur lequel ton avocat s'accroche. Moi, je me dis que t’es pas prêt à affronter la terreur, le jugement et la rancœur de cette société que t’as brisée, mais qui t’a aussi tourné le dos et détient une part de responsabilité dans cette tragédie. Te réinsérer, ce serait synonyme pour toi d'oublier ce en quoi tu crois (ou tu croyais), ce pour quoi tu te bats. Te réinsérer, ce serait te conformer en entrant dans un moule que l'on aurait soi-disant façonné pour toi et que tu t’es efforcé de fuir tout au long de ton existence. Et finalement … Te réinsérer, ne serait-ce pas admettre que tu t’es trompé ?

Je suis sûr·e que tu ne comprends pas forcément pourquoi je te pose toutes ces questions. Tu dois te dire que c’est insignifiant. Mais je te promets, c’est important. Ça fait sept ans. Sept ans que j’ai besoin de comprendre. Sept ans qu’on se demande tous·tes : mais pourquoi ?!